Une bonne fortune (Décembre 1834, récit autobiographique))
C'est un fait reconnu, qu'une bonne fortune
Est un sujet divin pour un in-octavo.
Ainsi donc, bravement, je vais en conter une;
Le scandale est de mode; il se relie en veau.
C'est un goût naturel, qui va jusqu'à la Lune;
Depuis Endymion, on sait ce qu'elle vaut .
Ce qu'on fait maintenant, on le dit; et la cause
En est bien excusable: on fait si peu de chose !
Mais, si peu qu'il ait fait, chacun trouve à son gré
De le voir par écrit dûment enregistré;
Chacun sait aujourd'hui quand il fait de la prose;
Le siècle est, à vrai dire, un mandarin lettré.
Il faut en convenir,l'antique Modestie
Faisait bâiller son monde, et nous n'y tenions plus.
Grâce à Dieu, pour New-York elle est enfin partie
C'était un vieux rameau de l'arbre de la vie:
Et tant de pauvres gens, d'ailleurs, s'y sont pendus,
Qu'il n'est pas étonnant qu'elle ait les bras rompus.
Le scandale, au contraire, a cela d'admirable,
Qu'étant vieux comme Hérode, il est toujours nouveau
Que voilà cinq mille ans qu'on le trouve adorable:
Toujours frais, toujours gai, vrai Tithon de la Fable.
Que l'Aurore, au lever, rend plus jeune et plus beau,
Et que Vénus, le soir, endort dans un berceau,
Apprenez donc, lecteur, que je viens d'Allemagne.
Vous savez, en été, comme on s'ennuie ici;
En outre, pour mon compte, ayant quelque souci,
Je m'en fus prendre à Bade un semblant de campagnes
(Bade est un parc anglais fait sur une montagne,
Ayant quelque rapport avec Montmorency.)
Vers le mois de juillet, quiconque a de l'usage
Et porte du respect au boulevard de Gand ,
Sait que le vrai bon ton ordonne absolument
A tout être créé possédant équipage
De se précipiter sur ce petit village,
Et de s'y bousculer impitoyablement.
Les dames de Paris savent par la gazette
Que l'air de Bade est noble, et parfaitement sain.
Comme on va chez Herbault s faire un peu de toilette,
On fait de la santé là-bas; c'est une emplette:
Des roses au visage, et de la neige au sein;
Ce qui n'est défendu par aucun médecin.
Bien entendu, d'ailleurs, que le but du voyage
Est de prendre les eaux; c'est un compte réglé.
D'eau, je n'en ai point vu lorsque j'y suis allé;
Mais qu'on en-puisse voir, je n'en mets rien en gage;
Je crois même, en honneur, que l'eau du voisinage
A, quand on l'examine, un petit goût salé.
Or, comme on a dansé tout l'hiver, on est lasse,
On accourt donc à Bade avec l'intention
De n'y pas soupçonner l'ombre d'un violon.
Mis dès qu'il y fait nuit, que voulez-vous qu'on fasse ?
Personne au vieux Château, personne à la Terrasse.
On entre à la maison de Conversation .
Cette maison se trouve être un gros bloc fossile,
Bâti de vive force à grands coups de moellon;
C'est comme un temple grec, tout recouvert en tuile
Une espèce de grange avec un péristyle,
Je ne sais quoi d'informe et n'ayant pas de nom;
Comme un grenier à foin, bâtard du Parthénon.
J'ignore vers quel temps Bekébuth l'a construite,
Peut-être est-ce un mammouth du règne minéral,
Je la prendrais plutôt pour quelque aérolithe,
Tombée un jour de pluie, au temps du carnaval.
Quoi qu'il en soit du moins, les flancs de l'animal
Sont construits tout à point pour l'âme qui l'habile.
Cette âme, c'est le jeu; mettez bas le chapeau,
Vous qui venez ici, mettez bas l'espérance.
Derrière ces piliers, dans cette salle immense,
S'étale un tapis vert, sur lequel se balance
Un grand lustre blafard au bout d'un oripeau
Que dispute à la nuit une pourpre en lambeau.
Là, du soir au matin, roule le grand peut-être,
Le hasard, noir flambeau de ces siècles d'ennui,
Le seul qui dans le ciel flotte encore aujourd'hui.
Un bal est à deux pas; à travers la fenêtre,
On le voit çà et là bondir et disparaître
Comme un chevreau lascif qu'une abeille poursuit.
Les croupiers nasillards chevrotent en cadence,
Au son des instruments, leurs mots mystérieux;
Tout est joie et chansons; la roulette commence
Et lui donnent le branle, ils la mettent en danse,
Et, ratissant gaiement l'or qui scintille aux yeux,
Ils jardinent ainsi sur un rythme joyeux.
L'abreuvoir est public, et qui veut vient y boire.
J'ai vu les paysans, fils de la Forêt-Noire,
Leurs bâtons à la main, entrer dans ce réduit;
Je les ai vu penchés sur la bille d'ivoire,
Ayant à travers champs couru toute la nuit,
Fuyards désespérés de quelque honnête lit;
Je les ai vus debout, sous la lampe enfumée,
Avec leur veste rouge et leurs souliers boueux,
Tournant leurs grands chapeaux entre leurs doigts calleux
Poser sous les râteaux la sueur d'une année !
Et là, muets d'horreur devant la Destinée,
Suivre des yeux leur pain qui courait devant eux !
Dirai-je qu'ils perdaient? Hélas ! ce n'était guère.
C'était bien vite fait de leur vider les mains.
Ils regardaient alors toutes ces étrangères,
Cet or, ces voluptés, ces belles passagères,
Tout ce monde enchanté de la saison des bains,
Qui s'en va sans poser le pied sur les chemins.
Ils couraient, ils partaient, tout ivres de lumière,
Et la nuit sur leurs yeux posait son noir bandeau,
Ces mains vides, ces mains qui labourent la terre,
Il fallait les étendre, en rentrant au hameau,
Pour trouver à tâtons les murs de la chaumière,
L'aïeule au coin du feu, les enfants au berceau !
Ô toi, Père immortel, dont le Fils s'est fait homme,
Si jamais ton jour vient, Dieu juste, ô Dieu vengeur ! ...
J'oublie à tout moment que je suis gentilhomme.
Revenons à mon fait: tout chemin mène à Rome.
Ces pauvres paysans (pardonne-moi, lecteur),
Ces pauvres paysans, je les ai sur le cœur. I
Me voici donc à Bade: et vous pensez, sans doute,
Puisque j'ai commencé par vous parler du jeu,
Que j'eus pour premier soin, d'y perdre quelque peu.
Vous ne vous trompez pas, je vous en fais l'aveu.
De même que pour mettre une armée en déroute,
Il ne faut qu'un poltron qui lui montre la route,
De même, dans ma bourse, il ne faut qu'un écu
Qui tourne les talons, et le reste est perdu.
Tout ce que je possède a quelque ressemblance
Aux moutons de Panurge: au premier qui commence,
Voilà Panurge à sec et son troupeau tondu.
Hélas ! le premier pas se fait sans qu'on y pense.
Ma poche est comme une île escarpée et sans bords,
On n'y saurait rentrer quand on en est dehors.
Au moindre fil cassé, l'écheveau se dévide:
Entraînement funeste et d'autant plus perfide,
Que j'eus de tous les temps la sainte horreur du vide,
Et qu'après le combat je rêve à tous mes morts.
Un soir, venant de perdre une bataille honnête,
Ne possédant plus rien qu'un grand mal à la tête,
Je regardais le ciel, étendu sur un banc,
Et songeais, dans mon âme, aux héros d'Ossian.
Je pensai tout à coup à faire une conquête;
Il tressaillit en moi des phrases de roman.
Il ne faudrait pourtant, me disais-je à moi-même,
Qu'une permission de Notre-Seigneur Dieu,
Pour qu'il vînt à passer quelque femme en ce lieu
Les bosquets sont déserts; la chaleur est extrême;
Les vents sont à l'amour; l'horizon est en feu;
Toute femme, ce soir, doit désirer qu'on l'aime.
S'il venait à passer, sous ces grands marronniers,
Quelque alerte beauté de l'école flamande,
Une ronde fillette, échappée à Teniers,
Ou quelque ange pensif de candeur allemande:
Une vierge en or d'un d'un livre de légende,
Dans un flot de velours traînant ses petits pieds;
Elle viendrait par là, de cette sombre allée,
Marchant à pas de biche avec un air boudeur,
Écoutant murmurer le vent dans la feuillée,
De paresse amoureuse et de langueur voilée,
Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur,
Le printemps sur la joue, et le ciel dans le cœur.
Elle s'arrêterait là-bas, sous la tonnelle.
Je ne lui dirais rien, j'irais tout simplement
Me mettre à deux genoux par terre devant elle,
Regarder dans ses yeux l'azur du firmament,
Et pour toute faveur la prier seulement
De se laisser aimer d'une amour immortelle.
Comme j'en étais là de mon raisonnement,
Enfoncé jusqu'au cou dans cette rêverie,
Une bonne passa, qui tenait un enfant.
le crus m'apercevoir que le pauvre innocent
Avait dans ses grands yeux quelque mélancolie.
Ayant toujours aimé cet âge à la folie,
Et ne pouvant souffrir de le voir maltraité,
Je fus à la rencontre et m'enquis de la bonne
Quel motif de colère ou de sévérité
Avait du chérubin dérobé la gaieté.
" Quoi qu'il ait fait d'abord, je veux qu'on lui pardonne,
Lui dis-je, et ce qu'il veut, je veux qu'on le lui donne. v
(C'est mon opinion de gâter les enfants.)
Le marmot là-dessus, m'accueillant d'un sourire,
D'abord à me répondre hésita quelque temps;
Puis il tendit la main et finit par me dire:
" Qu'il n'avait pas de quoi donner aux mendiants. "
Le ton dont il le dit, je ne peux pas l'écrire.
Mais vous savez, lecteur, que j'étais ruiné;
J'avais encor, je crois, deux écus dans ma bourse;
C'était, en vérité, mon unique ressource,
La seule goutte d'eau qui restât dans la source
Le seul verre de vin pour mon prochain diné;
Je les tirai bien vite, et je les lui donnai.
Il les prit sans façon, et s'en fut de la sorte.
À quelques jours de là, comme j'étais au lit,
La Fortune, en passant, vint frapper à ma porte.
Je reçus de Paris une somme assez forte,
Et très heureusement il me vint à l'esprit
De payer l'hôtelier qui m'avait fait crédit.
Mon marmot cependant se trouvait une fille,
Anglaise de naissance et de bonne famille.
Or, la veille du jour fixé pour mon départ,
Je vins à rencontrer sa mère par hasard.
C'était au bal.-Au bal il faut bien qu'on babille;
Je fis donc pour le mieux mon métier de bavard.
Une goutte de lait dans la plaine éthérée
Tomba, dit-on, jadis, du haut du firmament.
La Nuit, qui sur son char passait en ce moment,
Vit ce pâle sillon sur sa mer azurée,
Secouant les plis de sa robe nacrée,
Fit au ruisseau céleste un lit de diamant.
Les Grecs, enfants gâtés des Filles de Mémoire ,
De miel et d'ambroisie ont doré cette histoire;
Mais j'en veux dire un point qui fut ignoré d'eux:
C'est que, lorsque Junon vit son beau sein d'ivoire
Un un fleuve de lait changer ainsi les cieux,
Elle eut peur tout à coup du souverain des dieux.
Elle voulut poser ses mains sur sa poitrine,
Et, sentant ruisseler sa mamelle divine,
Pour épargner l'Olympe, elle se détourna;
Le soleil était loin, la terre était voisine;
Sur notre pauvre argile une goutte en tomba;
Tout ce que nous aimons nous est venu de là.
C'était un bel enfant que cette jeune mère;
Un véritable enfant,-et la riche Angleterre
Plus d'une fois dans l'eau jettera son filet
Avant d'y retrouver une perle aussi chère;
En vérité, lecteur, pour faire son portrait,
Je ne puis mieux trouver qu'une goutte de lait.
Jamais le voile blanc de la mélancolie
Ne fut plus transparent sur un sang plus vermeil.
Je m'assis auprès d'elle et parlai d'Italie;
Car elle connaissait le pays sans pareil.
Elle en venait, hélas! à sa froide patrie
Rapportant dans son cœur un rayon du soleil.
Nous causâmes longtemps, elle était simple et bonne
Ne sachant pas le mal, elle faisait le bien,
Des richesses du cœur elle me fit l'aumône,
Et, tout en écoutant comme le cœur se donne,
Sans oser y penser, je lui donnai le mien;
Elle emporta ma vie et n'en sut jamais rien.
Le soir, en revenant, après la contredanse,
Je lui donnai le bras, nous entrâmes au jeu;
Car on ne peut sortir autrement de ce lieu.
" Vous partez, me dit-elle, et vous allez, je pense,
D'ici jusque chez vous faire quelque dépense;
Pour votre dernier jour il faut jouer un peu. "
Elle me fit asseoir avec un doux sourire.
Je ne sais quel caprice alors la conseilla;
Elle étendit la main et me dit: " Tournez là. "
Par cet ange aux yeux bleus je me laissai conduire,
'' Et je n'ai pas besoin, mon ami, de vous dire
Qu'avec quelques louis mon numéro gagna.
Nous jouâmes ainsi pendant une heure entière,
Et je vis devant moi tomber tout un trésor;
Si c'était rouge ou noir, je ne m'en souviens guère;
Si c'était dix ou vingt, je n'en sais rien encor;
Je partais pour la France, elle pour l'Angleterre,
Et je sortis de là les deux mains pleines d'or.
Quand je rentrai chez moi, je vis cette richesse,
Je me souvins alors de ce jour de détresse
Où j'avais à l'enfant donné mes deux écus.
C'était par charité: je les croyais perdus.
De celui qui voit tout je compris la sagesse:
La mère, ce soir-là, me les avait rendus.
Lecteur, si je n'ai pas la mémoire égarée,
Je t'ai promis, je crois, en commençant ceci,
Une bonne fortune: elle finit ainsi.
Mon bonheur, tu le vois, vécut une soirée;
J'en connais cependant de plus longue durée
Que je ne voudrais pas changer pour celui-ci.
§§§
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Idylle
A quoi passer la nuit quand on soupe en carême
Ainsi, le verre en main, raisonnaient deux amis
Quels entretiens choisir, honnêtes et permis,
Mais gais, tels qu'un vieux vin les conseille et les aime ?
RODOLPHE
Parlons de nos amours; la joie et la beauté
Sont mes dieux les plus chers, après la liberté.
Ébauchons, en trinquant, une joyeuse idylle.
Par les bois et les prés, les bergers de Virgile
Fêtaient la poésie à toute heure, en tout lieu;
Ainsi chante au soleil la cigale dorée.
D'une voix plus modeste, au hasard inspirée,
Nous. comme le grillon, chantons au coin du feu.
ALBERT
Faisons ce qui te plaît. Parfois, en cette vie
Une chanson nous berce et nous aide à souffrir
Et, si nous offensons l'antique poésie,
Son ombre même est douce à qui la sait chérir
RODOLPHE
Rosalie est le nom de la brune fillette
Dont l'inconstant hasard m'a fait maître et seigneur,
Son nom fait mon délice et quand je le répète,
Je le sens, chaque fois, mieux gravé dans mon cœur.
ALBERT
Je ne puis sur ce ton parler de mon amie.
Bien que son nom aussi soit doux à prononcer,
Je ne saurais sans honte à tel point l'offenser,
Et dire, en un seul mot, le secret de ma vie.
RODOLPHE
Que la fortune abonde en caprices charmants
Dès nos premiers regards nous devînmes amants.
C'était un mardi gras dans une mascarade;
Nous soupions;-la Folie agita ses grelots,
Et notre amour naissant sortit d'une rasade,
Comme autrefois Vénus de l'écume des flots.
ALBERT
Quels mystères profonds dans l'humaine misère!
Quand, sous les marronniers, à côté de sa mère,
Je la vis, à pas lents, entrer si doucement
(Son front était si pur, son regard si tranquille!),
Le ciel m'en est témoin, dès le premier moment
Je compris que l'aimer était peine inutile;
Et cependant mon cœur prit un amer plaisir
A sentir qu'il aimait et qu'il allait souffrir !
RODOLPHE
Depuis qu'à mon chevet rit cette tête folle,
Elle en chasse à la fois le sommeil et l'ennui;
Au bruit de nos baisers le temps joyeux s'envole,
Et notre lit de fleur n'a pas encore un pli.
ALBERT
Depuis que dans ses yeux ma peine a pris naissance,
Nul ne sait le tourment dont je suis déchiré.
Elle-même l'ignore,-et ma seule espérance
Est qu'elle le devine un jour, quand j'en mourrai.
RODOLPHE
Quand mon enchanteresse entr'ouvre sa paupière
Sombre comme la nuit, pur comme la lumière,
Sur l'émail de ses yeux brille un noir diamant.
ALBERT
Comme sur une fleur une goutte de pluie,
Comme une pâle étoile au fond du firmament,
Ainsi brille en tremblant le regard de ma vie.
RODOLPHE
Son front n'est pas plus grand que celui de Vénus.
Par un nœud de ruban deux bandeaux retenus
L'entourent mollement d'une fraîche auréole;
Et, lorsqu'au pied du lit tombent ses longs cheveux,
On croirait voir, le soir, sur ses flans amoureux,
Se dérouler gaiement la mantille espagnole.
ALBERT
Ce benheur a mes yeux n'a pas été donné
De voir jamais ainsi la tête bien aimée.
Le chaste sanctuaire où siège sa pensée
D'un diadème d'or est toujours couronné.
RODOLPHE
Voyez-la, le matin, qui gazouille et sautille;
Son cœur est un oiseau, - sa bouche est une fleur.
C'est là qu'il faut saisir cette indolente fille,
Et, sur la pourpre vive où le rire pétille,
De son souffle enivrant respirer la fraîcheur.
ALBERT
Une fois seulement, j'étais le soir près d'elle;
Le sommeil lui venait et la rendait plus belle;
Elle pencha vers moi son front plein de langueur,
Et, comme on voit s'ouvrir une rose endormie,
Dans un faible soupir,d es lèvres de ma mie,
Je sentis s'exhaler le parfum de son cœur.
RODOLPHE
Je voudrais voir qu'un jour ma belle dégourdie,
Au cabaret voisin de champagne étourdie,
S'en vînt, en jupon court, se glisser dans tes bras.
Qu'adviendrait-il alors de ta mélancolie ?
Car enfin toute chose est possible ici-bas.
ALBERT
Si le profond regard de ma chère maîtresse
Un isntant par hasard s'arrêtait sur le tien,
Qu'adviendrait-il alors de cette folle ivresse ?
Aimer est quelque chose, et le reste n'est rien.
ROLDOLPHE
Non, l'amour qui se tait n'est qu'une rêverie.
Le silence est la mort, et l'amour est la vie;
Et c'est un vieux mensonge à plaisir inventé,
Que de croire au bonheur hors de la volupté !
Je ne puis partager ni plaindre ta souffrance
Le hasard est là-haut pour les audacieux;
Et celui dont la crainte a tué l'espérance
Mérite son malheur et injure aux dieux.
ALBERT
Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
Les dieux n'ont pas tout dit à la matière impure
Qui reçut dans ses flancs la forme et la beauté.
C'est une vision que la réalité.
Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
Qu'on prononce au hasard et qu'on croit échanger,
Entre deux froids baisers et quelques rires frivoles,
Et d'un être inconnu le contact passager,
Non, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas même un rêve,
Et la satiété, qui succède au désir,
Amène un tel dégoût quand le cœur se soulève,
Que je ne sais, au fond, si c'est peine ou plaisir.
RODOLPHE
Est-ce peine ou plaisir, une alcôve bien close,
Et le punch allumé,quand il fait mauvais temps ?
Est-ce peine ou plaisir,l'incarnat de la rose,
La blancheur de l'albâtre et l'odeur du printemps,
Quand la réalité ne serait qu'une image,
Et le contour léger des choses d'ici-bas,
Me préserve le ciel d'en savoir davantage !
Le masque est si charmant, que j'ai peur du visages
Et même en carnaval je n'y toucherais pas.
ALBERT
Une larme en dit plus que tu n'en pourrais dire.
RODOLPHE
Une larme a son prix, c'est la soeur d'un sourire.
Avec deux yeux bavards parfois j'aime à jaser;
Mais le seul vrai langage au monde est un baiser.
ALBERT
Ainsi donc, à ton gré dépense ta paresse.
Ô mon pauvre secret ! que nos chagrins sont doux !
RODOLPHE
Ainsi donc, à ton gré promène ta tristesse.
Ô mes pauvres soupers! comme on médit de vous !
ALBERT
Prends garde seulement que ta belle étourdie
Dans quelque honnête ennui ne perde sa gaieté
RODOLPHE
Prends garde
seulement que ta rose endormie
Ne trouve un papillon quelque beau soir d'été.
ALBERT
Des premiers feux du jour j'aperçois la lumière.
RODOLPHE
Laissons notre dispute, et vidons notre verre.
Nous aimons, C est assez, chacun a sa façon.
J'en ai connu plus d'une, et j'en sais la chanson.
Le droit est au plus fort en amour comme en guerre,
Et la femme qu'on aime aura toujours raison.
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Don Paez (1829)
Je n'ai jamais aimé, pour ma part, ces bégueules
Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules,
Qu'une duègne toujours de quartier en quartier
Talonne, comme fait sa mule au muletier;
Qui s'usent, à prier, les genoux et la lèvre,
Se courbant sur le grès, plus pâles dans leur fièvre
Qu'un homme qui, pieds nus, marche sur un serpent,
Ou qu'un faux monnayeur, au moment qu'on le pend.
Certes, ces femmes-là, pour mener cette vie,
Portent un cœur châtré de toute noble envie;
Elles n'ont pas de sang et pas d'entrailles. -Mais,
Sur ma tête et mes os, frère, je vous promets
Qu'elles valent encor quatre fois mieux que celles
Dont le temps se dépense en intrigues nouvelles.
Celles-là vont au bal, courent les rendez-vous,
Savent dans un manchon cacher un billet doux,
Serrer un ruban noir sur un beau flanc qui ploie,
Jeter d'un balcon d'or une échelle de soie,
Suivre l'imbroglio de ces amours mignons,
Poussés en une nuit comme des champignons.
Si charmantes, d'ailleurs ! aimant en enragées
Les moustaches, les chiens, la valse et les dragées.
Mais, oh ! la triste chose et l'étrange malheur,
Lorsque dans leurs filets tombe un homme de cœur !
Frère, mieux lui vaudrait, comme ce statuaire
Qui pressait dans ses bras son amante de pierre,
Réchauffer de baisers un marbre, mieux vaudrait
Une louve affamée en quelque âpre forêt.
Ce que je dis ici, je le prouve en exemple.
J'entre donc en matière, et, sans discours plus ample,
Écoutez une histoire:
Un mardi, cet été,
Vers deux heures de nuit, si vous aviez été
Place San-Bernardo, contre la jalousie
D'une fenêtre en brique, à frange cramoisie,
Et que, le cerveau mû de quelque esprit follet,
Vous eussiez regardé par le trou du volet,
Vous auriez vu, d'abord, une chambre tigrée,
De candélabres d'or ardemment éclairée;
Des marbres, des tapis montant jusqu'aux lambris;
Çà et là, les flacons d'un souper en débris;
Des vins, mille parfums; à terre, une mandore
Qu'on venait de quitter, et frémissant encore,
De même que le sein d'une femme frémit
Après qu'elle a dansé. -Tout était endormi;
La lune se levait; sa lueur souple et molle,
Glissant aux trèfles gris de l'ogive espagnole,
Sur les pâles velours et le marbre changeant
Mêlait aux flammes d'or ses longs rayons d'argent.
Si bien que, dans le coin le plus noir de la chambre,
Sur un lit incrusté de bois de rose et d'ambre,
En y regardant bien, frère, vous auriez pu,
Dans l'ombre transparente, entrevoir un pied nu.
_ Certes, l'Espagne est grande, et les femmes d'Espagne
Sont belles; mais il n'est château, ville ou campagne,
Qui, contre ce pied-là, n'eût en vain essayé
(Comme dans Cendrillon) de mesurer un pied.
Il était si petit, qu'un enfant l'eût pu prendre
Dans sa main. -N'allez pas, frère, vous en surprendre;
La dame dont ici j'ai dessein de parler
Était de ces beautés qu'on ne peut égaler :
Sourcils noirs, blanches mains, et pour la petitesse
De ses pieds, elle était Andalouse et comtesse.
Cependant, les rideaux, autour d'elle tremblant,
La laissaient voir pâmée aux bras de son galant;
Œil humide, bras morts, tout respirait en elle
Les langueurs de l'amour, et la rendait plus belle.
Sa tête avec ses seins roulait dans ses cheveux ;
Pendant que sur son corps mille traces de feux,
Que sa joue empourprée, et ses lèvres avides,
Qui se pressaient encor, comme en des baisers vides,
Et son cœur gros d'amour, plus fatigué qu'éteint,
Tout d'une folle nuit vous eût rendu certain.
Près d'elle, son amant, d'un œil plein de caresse,
Cherchant l'œil de faucon de sa jeune maîtresse,
Se penchait sur sa bouche, ardent à l'apaiser,
Et pour chaque sanglot lui rendait un baiser.
Ainsi passait le temps.-Sur la place moins sombre,
Déjà le blanc matin faisant grisonner l'ombre,
L'horloge d'un couvent s'ébranla lentement;
Sur quoi le jouvenceau courut, en un moment,
D'abord à son habit, ensuite à son épée;
Puis, voyant sa beauté de pleurs toute trempée:
" Allons, mon adorée, un baiser, et bonsoir !
-Déjà partir, méchant! -Bah! je viendrai vous voir
Demain, midi sonnant; adieu, mon amoureuse !
-Don Paez; don Paez! Certe, elle est bien heureuse,
La galante pour qui vous me laissez si tôt.
-Mauvaise! vous savez qu'on m'attend au château.
Ma galante, ce soir, mort-Dieu, c'est ma guérite.
-Eh! pourquoi donc alors l'aller trouver si vite ?
Par quel serment d'enfer êtes-vous donc lié ?
-Il le faut. Laisse-moi baiser ton petit pied!
-Mais regardez un peu, qu'un lit de bois de rose,
Des fleurs, une maîtresse, une alcôve bien close,
Tout cela ne vaut pas, pour un fin cavalier,
Une vieille guérite au coin d'un vieux pilier !
-La belle épaule blanche, ô ma petite fée!
Voyons, un beau baiser. -Comme je suis coiffée!
Vous êtes un vilain ! -La paix! Adieu, mon cœur;
Là, là, ne faites pas ce petit air boudeur.
Demain, c'est jour de fête, un jour de promenade,
Veux-tu? -Non, ma jument anglaise est trop malade.
-Adieu donc; que le diable emporte ta jumentl
-Don Paez !mon amour, reste encore un moment.
-Ma charmante, allez-vous me faire une querelle?
Ah ! je m'en vais si bien vous décoiffer, ma belle,
Qu'à vous peigner, demain, vous passerez un jour !
-Allez-vous-en, vilain! -Adieu, mon seul amour ! "
Il jeta son manteau sur sa moustache blonde,
Et sortit; l'air était doux, et la nuit profonde;
Il détourna la rue à grands pas, et le bruit
De ses éperons d'or se perdit dans la nuit.
Oh! dans cette saison de verdeur et de force,
Où la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce,
Couvre tout de son ombre, horizon et chemin,
Heureux, heureux celui qui frappe de la main
Le col d'un étalon rétif, ou qui caresse
Les seins étincelants d'une folle maîtresse.
Don Paez, l'arme au bras, est sur les arsenaux;
Seul, en silence, il passe au revers des créneaux;
On le voit comme un point; il fume son cigare
En route, et d'heure en heure, au bruit de la fanfare,
Il mêle sa réponse au qui-vive effrayant
Que des lansquenets gris s'en vont partout criant.
Près de lui, çà et là, ses compagnons de guerre,
Les uns dans leurs manteaux s'endormant sur la terre,
D'autres jouant aux dés. -Propos, récits d'amours,
Et le vin (comme on pense), et les mauvais discours
N'y manquent pas -Pendant que l'un fait, après boire,
Sur quelque brave fille une méchante histoire,
L'autre chante à demi, sur la table accoudé.
Celui-ci, de travers examinant son dé,
A chaque coup douteux grince dans sa moustache
Celui-là, relevant le coin de son panache,
Fait le beau parleur, jure; un autre, retroussant
Sa barbe à moitié rouge, aiguisée en croissant,
Se verse d'un poignet chancelant, et se grise
A la santé du roi, comme un chantre d'église.
Pourtant un maigre suif, allumé dans un coin,
Chancelle sur la nappe à chaque coup de poing.
Voici donc qu'au milieu des rixes, des injures,
Des bravos, des éclats qu'allument les gageures,
L'un d'eux: " Messieurs, dit-il, vous êtes gens du roi,
Braves gens, cavaliers volontaires.-Bon.-Moi,
Je vous déclare ici trois fois gredin et traître,
Celui qui ne va pas proclamer, reconnaître,
Que les plus belles mains qu'en ce chien de pays
On puisse voir encor de Burgos à Cadix,
Sont celles de dona Cazales de Séville,
Laquelle est ma maîtresse, au dire de la ville! "
Ces mots, à peine dits, causèrent un haro
Qui du prochain couvent ébranla le carreau.
Il n'en fut pas un seul qui de bonne fortune
Ne se dît passé maître, et n'en vantât quelqu'une:
Celle-ci pour ses pieds, celle-là pour ses yeux;
L'autre c'était la taille, et l'autre les cheveux.
Don Paez, cependant, debout et sans parole,
Souriait; car, le sein plein d'une ivresse folle,
Il ne pouvait fermer ses paupières sans voir
Sa maîtresse passer, blanche avec un œil noir!
" Messieurs, cria d'abord notre moustache rousse.
La petite Inésille est la peau la plus douce
Où j'aie encor frotté ma barbe jusqu'ici
-Monsieur, dit un voisin rabaissant son sourcil,
Vous ne connaissez pas l'Arabelle; elle est brune
Comme un jais.-Quant à moi, je n'en puis citer une,
Dit quelqu'un, j'en ai trois. -Frères, cria de loin
Un dragon jaune et bleu qui dormait dans du foin,
Vous m'avez éveillé; je rêvais à ma belle.
-Vrai, mon petit ribaud ! dirent-ils, quelle est-elle?
Lui, bâillant à moitié: - Par Dieu ! c'est l'Orvado,
Dit-il, la Juana, place San-Bernardo. "
Dieu fit que don Paez l'entendit; et la fièvre
Le prenant aux cheveux, il se mordit la lèvre:
" Tu viens là de lâcher quatre mots imprudents,
Mon cavalier, dit-il, car tu mens par tes dents !
La comtesse Juana d'Orvado n'a qu'un maître,
Tu peux le regarder, si tu veux le connaître.
-Vrai? reprit le dragon; lequel de nous ici
Se trompe ? Elle est à moi, cette comtesse aussi.
-Toi? s'écria Paez; mousqueton d'écurie,
Prendras-tu ton épée, ou s'il faut qu'on t'en prie ?
Elle est à toi, dis-tu? Don Étur ! sais-tu bien
Que j'ai suivi quatre ans son ombre comme un chien?
Ce que j'ai fait ainsi, penses-tu que le fasse
Ce peu de hardiesse empreinte sur ta face,
Lorsque j'en saigne encor, et qu'à cette douleur
J'ai pris ce que mon front a gardé de pâleur?
-Non, mais je sais qu'en tout, bouquets et sérénades,
Elle m'a bien coûté deux ou trois cents cruzades .
-Frère, ta langue est jeune et facile à mentir.
-Ma main est jeune aussi, frère, et rude à sentir
-Que je la sente donc, et garde que ta bouche
Ne se rouvre une fois, sinon je te la bouche
Avec ce poignard, traître, afin d'y renfoncer
Les faussetés d'enfer qui voudraient y passer.
-Oui-da! celui qui parle avec tant d'arrogance,
A défaut de son droit, prouve sa confiance;
Et quand avons-nous vu la belle ? Justement
Cette Nuit?
-Ce matin.
-Ta lèvre sûrement
N'a pas de ses baisers si tôt perdu la trace?
-Je vais te les cracher, si tu veux, à la face.
-Et ceci, dit Étur, ne t'est pas inconnu ? "
Comme, à cette parole, il montrait son sein nu,
Don Paez, sur son cœur, vit une mèche noire
Que gardait sous du verre un médaillon d'ivoire;
Mais dès que son regard, plus terrible et plus prompt
Qu'une flèche, eut atteint le redoutable don,
Il recula soudain de douleur et de haine,
Comme un taureau qu'un fer a piqué dans l'arène:
" Jeune homme, cria-t-il, as-tu dans quelque lieu
Une mère, une femme? ou crois-tu pas en Dieu?
Jure-moi par ton Dieu, par ta mère et ta femme,
Par tout ce que tu crains, par tout ce que ton âme
Peut avoir de candeur, de franchise et de foi,
Jure que ces cheveux sont à toi, rien qu'à toi !
Que tu ne les as pas volés à ma maîtresse,
Ni trouvés,-ni coupés par derrière à la messe !
-J'en jure, dit l'enfant, ma pipe et mon poignard.
-Bien! reprit don Paez, le traînant à l'écart,
Viens ici, je te crois quelque vigueur à l'âme.
En as-tu ce qu'il faut pour tuer une femme?
-Frère, dit don Étur, j'en ai trois fois assez
Pour donner leur paiement à tous serments faussés.
-Tu vois, prit don Paez, qu'il faut qu'un de nous meure.
Jurons donc que celui qui sera dans une heure
Debout, et qui verra le soleil de demain,
Tuera la Juana d'Orvado de sa main.
-Tope, dit le dragon, et qu'elle meure, comme
Il est vrai qu'elle va causer la mort d'un homme."
Et sans vouloir pousser son discours plus avant,
Comme il disait ce mot, il mit la dague au vent.
Comme on voit dans l'été, sur les herbes fauchées,
Deux louves, remuant les feuilles desséchées,
S'arrêter face à face, et se montrer la dent;
La rage les excite au combat; cependant
Elles tournent en rond lentement, et s'attendent;
Leurs mufles amaigris l'un vers l'autre se tendent.
Tels, et se renvoyant de plus sombres regards,
Les deux rivaux, penchés sur le bord des remparts,
S'observent; -par instants entre leur main rapide
S'allume sous l'acier un éclair homicide,
Tandis qu'à la lueur des flambeaux incertains,
Tous viennent à voix basse agiter leurs destins.
Eux, muets, haletants vers une mort hâtive,
Pareils à des pêcheurs courbés sur une rive,
Se poussent à l'attaque, et, prompts à riposter,
Par l'injure et le fer tâchent de s'exciter.
Etur est plus ardent, mais don Paez plus ferme.
Ainsi que sous son aile un cormoran s'enferme,
Tel il s'est enfermé sous sa dague; -le mur
Le soutient; à le voir, on dirait à coup sûr
Une pierre de plus dans les pierres gothiques
Qu'agitent les falots en spectres fantastiques.
Il attend. -Pour Étur, tantôt d'un pied hardi,
Comme un jeune jaguar, en criant il bondit;
Tantôt calme à loisir, il le touche et le raille,
Comme pour l'exciter à quitter la muraille.
Le manège fut long. -Pour plus d'un coup perdu,
Plus d'un bien adressé fut aussi bien rendu,
Et déjà leurs cuissards, où dégouttaient des larmes,
Laissaient voir clairement qu'ils saignaient sous leurs armes.
Don Paez le premier, parmi tous ces débats,
Voyant qu'à ce métier ils n'en finissaient pas:
" A toi, dit-il, mon brave! et que Dieu te pardonne!
Le coup fut mal porté, mais la botte était bonne;
Car c'était une botte à lui rompre du coup,
S'il l'avait attrapé, la tête avec le cou.
Étur l'évita donc, non sans peine, et l'épée
Se brisa sur le sol, dans son effort trompée.
Alors, chacun saisit au corps son ennemi,
Comme aprés un voyage on embrasse un ami.
-Heur et malheur ! On vit ces deux hommes s'étreindre
Si fort que l'un et l'autre ils faillirent s'éteindre,
Et qu'à peine leur cœur eut pour un battement
Ce qu'il fallait de place en cet embrassement.
-Effroyable baiser !-où nul n'avait d'envie
Que de vivre assez long pour prendre une autre vie;
Où chacun, en mourant, regardait l'autre, et si,
En le faisant râler, il râlait bien aussi;
Où, pour trouver au cœur les routes les plus sûres
Les mains avaient du fer, les bouches des morsures.
-Effroyable baiser !-Le plus jeune en mourut.
Il blêmit tout à coup comme un mort, et l'on crut,
Quand on voulut après le tirer à la porte,
Qu'on ne pourrait jamais, tant l'étreinte était forte,
Des bras de l'homicide ôter le trépassé.
-C'est ainsi que mourut Étur de Guadassé.
Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu'un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d'autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les yeux d'une femme sans cœur,
Tu peux m'entrer au ventre et m'empoisonner l'âme,
Ainsi que d'une plaie on arrache une lame,
Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir,
Je t'en arracherai, quand j'en devrais mourir.
Connaîtriez-vous point, frère, dans une rue
Déserte, une maison sans porte, à moitié nue,
Près des barrières, triste;-on n'y voit jamais rien,
Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien;
Des lucarnes sans vitre, et par le vent cognées,
Qui pendent, comme font des toiles d'araignées;
Des pignons délabrés, où glisse par moment
Un lézard au soleil;-d'ailleurs, nul mouvement.
Ainsi qu'on voit souvent, sur le bord des marnières,
S'accroupir vers le soir de vieilles filandières,
Qui, d'une main calleuse agitant leur coton,
Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton;
De même l'on dirait que, par l'âge lassée,
Cette pauvre maison, honteuse et fracassée,
S'est accroupie un soir au bord de ce chemin.
C'est là que don Paez, le lendemain matin,
Se rendait.-Il monta les marches inégales,
Dont la mousse et le temps avaient rompu les dalles.
_ Dans une chambre basse, après qu'il fut entré,
Il regarda d'abord d'un air mal assuré.
Point de lit au dedans.-Une fumée étrange
Seule dans ce taudis atteste qu'on y mange.
Ici, deux grands bahuts, des tabourets boiteux,
Cassant à tout propos quand on s'assoit sur eux;
-Des pots;-mille haillons;-et sur la cheminée,
Où chantent les grillons la nuit et la journée,
Quatre méchants portraits pendus, représentant
Des faces qui feraient fuir en enfer Satan.
" Femme, dit don Paez, es-tu là ? -Sur la porte
Pendait un vieux tapis de laine rousse, en sorte
Que le jour en tout point trouait le canevas;
Pour l'écarter du mur, Paez leva le bras.
" Entre ", répond alors une voix éraillée.
Sur un mauvais grabat, de lambeaux habillée,
Une femme, pieds nus, découverte à moitié,
Gisait.-C'était horreur de la voir,-et pitié.
Peut-être qu'à vingt ans elle avait été belle;
Mais un précoce automne avait passé sur elle;
Et noire comme elle est, on dirait à son teint,
Que sur son front hâlé ses cheveux ont déteint.
A dire vrai, c'était une fille de joie.
Vous l'eussiez vue un temps en basquine de soie,
Et l'on se retournait quand, avec son grelot,
La Belisa passait sur sa mule au galop.
C'étaient des boléros, des fleurs, des mascarades.
La misère aujourd'hui l'a prise.-Les alcades,
Connaissant le taudis pour triste et mal hanté,
La laissent sous son toit mourir par charité.
Là, depuis quelques ans, elle traîne une vie
Que soutient à grand'peine une sale industrie:
Elle passe à Madrid pour sorcière, et les gens
Du peuple vont la voir à l'insu des sergents.
Don Paez, cependant, hésitant à sa vue,
Elle lui tend les bras, et sur sa gorge nue,
Qui se levait encor pour un embrassement,
Elle veut l'attirer.
DON PAEZ
Quatre mots seulement,
Vieille.-Me connais-tu ? Prends cette bourse, et songe
Que je ne veux de toi ni conte ni mensonge.
BELISA
De l'or, beau cavalier? Je sais ce que tu veux;
Quelque fille de France, avec de beaux cheveux
Bien blonds!-J'en connais une.
DON PAEZ
Elle perdrait sa peine;
Je n'ai plus maintenant d'amour que pour ma haine.
BELISA
Ta haine ? Ah ! je comprends.-C'est quelque trahison;
Ta belle t'a fait faute, et tu veux du poison.
DON PAEZ
Du poison, j'en voulais d'abord.-Mais la blessure
D'un poignard est, je crois, plus profonde et plus sûre.
BELISA
Mon fils, ta main est faible encor;-tu manqueras
Ton coup, et mon poison ne le manquera pas.
Regarde comme il est vermeil; il donne envie
D'y goûter;-on dirait que c'est de l'eau-de-vie.
DON PAEZ
Non.-Je ne voudrais pas, vois-tu, la voir mourir
Empoisonnée;-on a trop longtemps à souffrir.
Il faudrait rester là deux heures, et peut-être
L'achever.-Ton poison, c'est une arme de traître;
C'est un chat qui mutile et qui tue à plaisir
Un misérable rat dont il a le loisir.
Et puis cet attirail, cette mort si cruelle,
Ces sanglots, ces hoquets.-Non, non;-elle est trop belle !
Elle mourra d'un coup.
BELISA
Alors, que me veux-tu?
DON PAEZ
Écoute.-A-t-on raison de croire à la vertu
Des philtres ?-Dis-moi vrai.
BELISA
Vois-tu sur cette planche
Ce flacon de couleur brune, où trempe une branche?
Approches-en ta lèvre, et tu sauras après
Si les discours qu'on tient sur les philtres sont vrais.
DON PAEZ
Donne.-Je vais t'ouvrir ici toute mon âme:
Après tout, vois-tu bien, je l'aime, cette femme.
Un cep, depuis cinq ans planté dans un rocher,
Tient encore assez ferme à qui veut l'arracher.
C'est ainsi, Belisa, qu'au cœur de ma pensée
Tient et résiste encor cette amour insensée.
Quoi qu'il en soit, il faut que je frappe.-Et j'ai peur
De trembler devant elle.
BELISA
As-tu si peu de cœur?
DON PAEZ
Elle mourra, sorcière, en m'embrassant.
BELISA
Écoute.
Es-tu bien sûr de toi? Sais-tu ce qu'il en coûte
Pour boire ce breuvage ?
DON PAEZ
En meurt-on ?
BELI SA
Tu seras
Tout d'abord comme pris de vin. _Tu sentiras
Tous tes esprits flottants, comme une langueur sourde
Jusqu'au fond de tes os, et ta tête si lourde
Que tu la croirais prête à choir à chaque pas.
-Tes yeux se lasseront.-et tu t'endormiras:-
Mais d'un sommeil de plomb, _sans mouvement, sans rêve.
C'est pendant ce moment que le charme s'achève.
Dès qu'il aura cessé, mon fils, quand tu serais
Plus cassé qu'un vieillard, ou que dans les forêts
Sont ces vieux sapins morts qu'en marchant le pied brise,
Tu sentiras ton cœur bondir de volupté.
Et les Anges du ciel marcher à ton côté !
DON PAEZ
Et souffre-t-on beaucoup pour en mourir ensuite ?
BELISA
Oui, mon fils.
DON PAEZ
Donne-moi ce flacon.-Meurt-on vite?
BELISA
Non.-Lentement.
DON PAEZ
Adieu, ma mère!
Le flacon
Vide, il le reposa sur le bord du balcon. -
Puis tout à coup, stupide, il tomba sur la dalle,
Comme un soldat blessé que renverse une balle.
" Viens, dit la Belisa l'attirant, viens dormir
Dans mes bras, et demain tu viendras y mourir. "
Comme elle est belle au soir, aux rayons de la lune,
Peignant sur son cou blanc sa chevelure brune!
Sous la tresse d'ébène on dirait, à la voir,
Une jeune guerrière avec un casque noir!
Son voile déroulé plie et s'affaisse à terre
Comme elle est belle et noble ! et comme, avec mystère,
L'attente du plaisir et le moment venu
Font sous son collier d'or frissonner son sein nu
Elle écoute.-Déjà. dressant mille fantômes,
La nuit comme un serpent se roule autour des dômes;
Madrid, de ses mulets écoutant les grelots,
Sur son fleuve endormi promène ses falots.
-On croirait que, féconde en rumeurs étouffées,
La ville s'est changée en un palais de fées,
Et que tous ces granits dentelant les clochers
Sont aux cimes des toits des follets accrochés.
La senora, pourtant, contre sa jalousie,
Collant son front rêveur à sa vitre noircie
Tressaille chaque fois que l'écho d'un pilier
Répète derrière elle un pas dans l'escalier.
-Oh! comme à cet instant bondit un cœur de femme!
Quand l'unique pensée où s'abîme son âme
Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir
Recule comme une onde, impossible à saisir!
Alors, le souvenir excitant l'espérance,
L'attente d'être heureux devient une souffrance;
Et l'œil ne sonde plus qu'un gouffre éblouissant,
Pareil à ceux qu'en songe Alighieri descend.
Silence!-Voyez-vous, le long de cette rampe,
Jusqu'au faîte en grimpant tournoyer une lampe ?
On s'arrête;-on l'éteint-Un pas précipité
Retentit sur la dalle, et vient de ce côté.
-Ouvre la porte, Inès, et vois-tu pas, de grâce,
Au bas de la poterne un manteau gris qui passe?
Vois-tu sous le portail marcher un homme armé ?
C'est lui, c'est don Paez!-Salut, mon bien-aimé!
DON PAEZ
Salut;-que le Seigneur vous tienne sous son aide!
JUANA
Étes-vous donc si las, Paez, ou suis-je laide,
Que vous ne venez pas m'embrasser aujourd'hui?
DON PAEZ
J'ai bu de l'eau-de-vie à dîner, je ne puis.
JUANA
Qu'avez-vous, mon amour? pourquoi fermer la porte
Au verrou? don Paez a-t-il peur que je sorte?
DON PAEZ
C'est plus aisé d'entrer que de sortir d'ici.
JUANA
Vous êtes pâle, ô ciel! Pourquoi sourire ainsi?
DON PAEZ
Tout à l'heure, en venant, je songeais qu'une femme
Qui trahit son amour, Juana, doit avoir l'âme
Faite de ce métal faux dont sont fabriqués
La mauvaise monnaie et les écus marqués,
JUANA
Vous avez fait un rêve aujourd'hui, je suppose?
DON PAEZ
Un rêve singulier.-Donc, pour suivre la chose,
Cette femme-là doit, disais-je, assurément,
Quelquefois se méprendre et se tromper d'amant.
JUANA
M'oubliez-vous, Paez, et l'endroit où nous sommes ?
DON PAEZ
C'est un péché mortel, Juana, d'aimer deux hommes.
JUANA
Hélas! rappelez-vous que vous parlez à moi.
DON PAEZ
Oui, je me le rappelle; oui, par la sainte foi,
Comtesse !
JUANA
Dieu! vrai Dieu! quelle folie étrange
Vous a frappé l'esprit, mon bien-aimé! mon ange!
C'est moi, c'est ta Juana.-Tu ne le connais pas,
Ce nom qu'hier encor tu disais dans mes bras ?
Et nos serments, Paez, nos amours infinies !
Nos nuits, nos belles nuits! nos belles insomnies !
Et nos larmes, nos cris dans nos fureurs perdus !
Ah! mille fois malheur, il ne s'en souvient plus !
Et comme elle parlait ainsi, sa main ardente
Du jeune homme au hasard saisit la main pendante
Vous l'eussiez vu soudain pâlir et reculer,
Comme un enfant transi qui vient de se brûler.
" Juana, murmura-t-il, tu l'as voulut ! " Sa bouche
N'en put dire plus long, car déjà sur la couche
Ils se tordaient tous deux, et sous les baisers nus
Se brisaient les sanglots du fond du cœur venus.
Oh ! comme, ensevelis dans leur amour profonde,
Ils oubliaient le jour, et la vie, et le monde !
C'est ainsi qu'un nocher, sur les flots écumeux.
Prend l'oubli de la terre à regarder les cieux !
Mais, silence ! écoutez. _ Sur leur sein qui se froisse,
Pourquoi ce sombre éclair, avec ces cris d'angoisse ?
Tout se tait. _ Qui les trouble, ou qui les a surpris ?
_ Pourquoi donc cet éclair et pourquoi donc ces cris ?
_ Qui le saura jamais ? _ Sous une nue obscure
La lune a dérobé sa clarté faible et pure._
Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit
Qui ne raconte pas les secrets qu'on lui dit.
Qui le saura ? _ Pour moi, j'estime qu'une tombe
Est un asile sûr où l'espérance tombe,
Où pour l'éternité on croise les deux bras,
Et dont les endormis ne se réveillent pas.
§§§