Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Poète d'un Siècle, Alfred de Musset
Le Poète d'un Siècle, Alfred de Musset
Publicité
11 décembre 2006

Théatre

Fantasio (1834)

Accablé et endetté, Fantasio s'esquive en se glissant dans le costume du nouveau bouffon de la cour, où il évolue clandestinement parmi les grands en laissant libre cours à son sarcasme. Mais il sera aussi témoin du désenchantement d'Elsbeth la fille du roi promise à un inconnu. Touché par son triste sort, il s'ingénuira à lui ouvrir les yeux sur l'absurdité de la situation en usant de sa malice, et à lui transmettre son goût pour la liberté.

Acte II, scène 1

ELSBETH, seule. Il me semble qu'il y a quelqu'un derrière ces bosquets. Est-ce le fantôme de mon pauvre bouffon que j'aperçois dans ces bluets, assis dans la prairie ? Répondez-moi ; qui êtes-vous? que faites-vous là, à cueillir ces fleurs ?

Elle s'avance vers un tertre.

FANTASIO, assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque. Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos beaux yeux.

ELSBETH. Que signifie cet accoutrement ? qui êtes -vous pour venir parodier sous cette large perruque un homme que j'ai aimé ? Etes-vous un écolier en bouffonnerie ?

FANTASIO. Plaise à Votre Altesse Sérénissime, je suis le nouveau bouffon du roi ; le majordome m'a reçu favorablement ; je suis présenté au valet de chambre ; les marmitons me protègent depuis hier soir, et je cueuille modestement des fleurs en attendant qu'il me vienne de l'esprit.

ELSBETH. Cela me parait douteux, que vous cueilliez jamais cette fleur-là.

FANTASIO. Pourquoi ? l'esprit peut venir à un homme vieux, tout comme à une jeune fille. Cela est si difficile quelquefois de distinguer un trait spirituel d'une grosse sottise ! Beaucoup parler, voilà l'important ; le plus mauvais tireur de pistolet peut attraper la mouche, s'il tire sept cent quatre-vingts coups à la minute, tout aussi bien que le plus habile homme qui n'en tire qu'un ou deux bien ajustés. Je ne demande qu'à être nourri convenablement pour la grosseur de mon ventre, et je regarderai mon ombre au soleil pour voir si ma perruque pousse.

ELSBETH. En sorte que vous voilà revêtu des dépouilles de Saint-Jean ? Vous avez raison de parler de votre ombre ; tant que vous aurez ce costume, elle lui ressemblera toujours, je crois, plus que vous.

FANTASIO. Je fais en ce moment une élégie qui décidera de mon sort.

ELSBETH. En quelle façon ?

FANTASIO. Elle prouvera clairement que je suis le premier homme du monde, ou bien elle ne vaudra rien du tout. Je suis en train de bouleverser l'univers pour le mettre en acrostiche ; la lune, le soleil et les étoiles se battent pour entrer dans mes rimes, comme des écoliers à la porte d"un théatre de mélodrames.

ELSBETH. Pauvre homme ! quel métier tu entreprends! faire de l'esprit à tant par heure ! N'as-tu ni bras ni jambes, et ne ferais-tu pas mieux de labourer la terre que ta propre cervelle ?

FANTASIO. Pauvre petite ! quel métier vous entreprenez ! épouser un sot que vous n'avez jamais vu ! - N'avez-vous ni coeur ni tête, et ne feriez-vous pas mieux de vendre vos robes que votre corps ?

ELSBETH. Voilà qui est hardi, monsieur le nouveau venu !

FANTASIO. Comment appelez-vous cette fleur-là, s'il vous plaît ?

ELSBETH. Une tulipe. Que veux-tu prouver ?

FANTASIO. Une tulipe rouge, ou une tulipe bleue ?

ELSBETH. Bleue, à ce qu'il me semble.

FANTASIO. Point du tout, c'est une tulipe rouge.

ELSBETH. Veux-tu mettre un habit neuf à une vieille sentence ? Tu n'en as pas besoin pour dire que des goûts et des couleurs il n'en faut pas disputer.

FANTASIO. Je n'en dispute pas ; je vous dis que cette tulipe est une tulipe rouge, et cependant je conviens qu'elle est bleue.

ELSBETH. Comment arranges-tu cela ?

FANTASIO. Comme votre contrat de mariage ! Qui peut savoir sous le soleil s'il est né bleu ou rouge ? Les tulipes elles-mêmes n'en savent rien. Les jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires, que les pommes deviennent citrouilles, et que les chardons sortent de la mâchoire de l'âne pour s'inonder de sauce dans le plat d'argent d'un évêque. Cette tulipe que voilà s'attendait bien à être rouge ; mais on l'a mariée, elle est toute étonnée d'être bleue ; c'est ainsi que le monde entier se métamorphose sous les mains de l'homme ; et la pauvre dame Nature doit se rire parfois au nez de bon coeur, quand elle mire dans ses lacs et dans ses mers son éternelle mascarade. Croyez-vous que ça sentît la rose dans le paradis de Moise ? ça ne sentait que le foin vert. La rose est la fille de la civilisation ; c'est une marquise comme vous et moi.

ELSBETH. La pâle fleur de l'aubépine peut devenir une rose, et un chardon peut devenir un artichaud ; mais une fleur ne peut pas devenir une autre : ainsi, qu'importe à la nature ? on ne la change pas, on l'embellit ou on la tue. La plus chétive violette mourrait plutôt que de céder si l'on voulait, par des moyens artificiels, altérer sa forme d'une étamine.

FANTASIO. C'est pourquoi je fais plus de cas d'une violette que d'une fille de roi.

ELSBETH. Il y a certaines choses que les bouffons eux-mêmes n'ont pas le droit de railler ; fais-y attention. Si tu as écouté ma conversation avec ma gouvernante, prends garde à tes oreilles.

FANTASIO. Non pas à mes oreilles, mais à ma langue. Vous vous trompez de sens ; il y a une erreur de sens dans vos paroles.

ELSBETH. Ne me fais pas de calembour, si tu veux gagner ton argent, et ne me compare pas à des tulipes, si tu ne veux gagner autre chose.

FANTASIO. Qui sait ? Un calembour console de bien des chagrins ; et jouer avec les mots est un moyen comme un autre de jouer avec les pensées, les actions et les êtres. Tout est calembour ici-bas, et il est aussi difficile de comprendre le regard d'un enfant de quatre ans, que le galimatias de trois drames modernes.

ELSBETH. Tu me fais l'effet de regarder le monde à travers un prisme tant soit peu changeant.

FANTASIO. Chacun a ses lunettes ; mais personne ne sait au juste de quelle couleur en sont les verres. Qui est-ce qui pourra me dire au juste si je suis heureux ou malheureux, bon ou mauvais, triste ou gai, bête ou spirituel ?

ELSBETH. Tu es laid, du moins ; cela est certain.

FANTASIO. Pas plus certain que votre beauté. Voilà votre père qui vient avec votre future mari. Qui est-ce qui peut savoir si vous l'épouserez ?

Il sort.

blue

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité