Ses Amitiés
A mon ami Alfred Tattet (Mai 1832)
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Dans mes jours de malheur, Alfred, seul entre mille
Tu m'es resté fidèle où tant d'autres m'ont fui.
Le bonheur m'a prêté plus d'un lien fragile;
Mais c'est l'adversité qui m'a fait un ami.
C'est ainsi que les fleurs sur les coteaux fertiles
Étalent au soleil leur vulgaire trésor;
Mais c'est au sein des nuits, sous des rochers stériles,
Que fouille le mineur qui cherche un rayon d'or.
C'est ainsi que les mers calmes et sans orages
Peuvent d'un flot d'azur bercer le voyageur;
Mais c'est le vent du nord, c'est le vent des naufrages
Qui jette sur la rive une perle au pêcheur.
Maintenant Dieu me garde! Où vais-je? Eh! que m'importe?
Quels que soient mes destins, je dis comme Byron:
" L'Océan peut gronder, il faudra qu'il me porte. "
Si mon coursier s'abat, j'y mettrai l'éperon.
Mais du moins j'aurai pu, frère, quoi qu'il m'arrive,
De mon cachet de deuil sceller notre amitié,
Et, que demain je meure ou que demain 1e vive,
Pendant que mon cœur bat, t'en donner la moitié.
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A Alfred Tattet (Bury, le 10 août 1838)
Qu'il est doux d'être au monde, et quel bien que la vie!
Tu le disais ce soir par un beau jour d'été.
Tu le disais, ami, dans un site enchanté,
Sur le plus vert coteau de ta forêt chérie.
Nos chevaux, au soleil, foulaient l'herbe fleurie;
Et moi, silencieux, courant à ton côté,
Je laissais au hasard flotter ma rêverie;
Mais dans le fond du cœur je me suis répété:
-Oui, la vie est un bien, la joie est une ivresse;
Il est doux d'en user sans crainte et sans soucis;
Il est doux de fêter les dieux de la jeunesse,
De couronner de fleurs son verre et sa maîtresse,
D'avoir vécu trente ans comme Dieu l'a permis,
Et, si jeunes encor, d'être de vieux amis.
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A M. A. T. (17 mai 1843)
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Ainsi, mon cher ami, vous allez donc partir !
Adieu ; laissez les sots blâmer votre folie.
Quel que soit votre chemin, quel que soit l'avenir,
Le seul guide en ce monde est la main d'une amie.
Vous me laisserez pourtant bien seul, moi qui m'ennuie.
Mais qu'importe ? L'espoir de vous voir revenir
Me donnera, malgré les dégoûts de la vie,
Ce courage d'enfant qui consiste à vieillir.
Quelquefois seulement, près de votre maîtresse,
Souvenez-vous d'un coeur qui prouva sa noblesse
Mieux que l'épervier d'or dont mon casque est armé ;
Qui vous a tout de suite et librement aimé,
Dans la force et la fleur de la belle jeunesse,
Et qui dort maintenant à tout jamais fermé.
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Alfred Tattet
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A Ulric Guttinguer (Juillet 1829)
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Ulric, nul œil des mers n'a mesuré l'abîme,
Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots.
Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
Comme un soldat vaincu brise ses javelots.
Ainsi, nul œil, Ulric, n'a pénétré les ondes
De tes douleurs sans borne, ange du ciel tombé.
Tu portes dans ta tête et dans ton cœur deux mondes,
Quand le soir, près de moi, tu vas triste et courbé.
Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme,
Comme un enfant craintif se penche sur les eaux;
Toi si plein, front pâli sous des baisers de femme,
Moi si jeune, enviant ta blessure et tes maux.
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À Madame N. Ménessier (novembre 1839)
(qui avait mit en musique les paroles de l’auteur)
Madame, il est heureux, celui dont la pensée
(Qu'elle fût de plaisir, de douleur ou d'amour)
A pu servir de sœur à la vôtre un seul jour.
Son âme dans votre âme un instant est passée;
Le rêve de son cœur un soir s'est arrêté,
Ainsi qu'un pèlerin, sur le seuil enchanté
Du merveilleux palais tout peuplé de féeries
Où dans leurs voiles blancs dorment vos rêveries.
Qu'importe que bientôt, pour un autre oublié,
De vos lèvres de pourpre il se soit envolé
Comme l'oiseau léger s'envole après l'orage?
Lorsqu'il a repassé le seuil mystérieux,
Vos lèvres l'ont doré, dans leur divin langage,
D'un sourire mélodieux.
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Sonnet à Madame Ménessier (mai 1843)
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"Je vous ai vue enfant, maintenant que j'y pense,
Fraîche comme une rose et le cœur dans les yeux.
_ Je vous ai vu bambin, boudeur et paresseux;
Tous aimiez lord Byron, les grands vers et la danse."
Ainsi nous revenaient les jours de notre enfance,
Et nous parlions déjà le langage des vieux;
Ce jeune souvenir riait entre nous deux,
Léger comme un écho, gai comme l'espérance.
Le lâche craint le temps parce qu'il fait mourir;
Il croit son mur gâté lorsqu'une fleur y pousse.
C'est ta main consolante, et si sage et si douce,
Qui consacre à jamais un pas fait sur la mousse,
Le hochet d'un enfant, un regard, un soupir.
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A mon ami Edouard Bocher (1832)
Tu te frappais le front en lisant Lamartine,
Édouard, tu pâlissais comme un joueur maudit;
Le frisson te prenait, et la foudre divine,
Tombant dans ta poitrine,
T'épouvantait toi-même en traversant ta nuit.
Ah ! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie.
C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour;
C'est là qu'est le rocher du désert de la vie,
D'où les flots d'harmonie,
Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour.
Peut-être à ton insu déjà bouillonnent-elles,
Ces laves du volcan, dans les pleurs de tes yeux.
Tu partiras bientôt avec les hirondelles,
Toi qui te sens des ailes
Lorsque tu vois passer un oiseau dans les cieux.
Ah ! tu sauras alors ce que vaut la paresse;
Sur les rameaux voisins tu voudras revenir.
Édouard, Édouard, ton front est encor sans tristesses
Ton cœur plein de jeunesse...
Ah! ne les frappe pas, ils n'auraient qu'à s'ouvrir!
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A M.Victor Hugo (26 avril 1843)
Il faut, dans ce bas monde, aimer beaucoup de choses,
Pour savoir, après tout, ce qu'on aime le mieux,
Les bonbons, l'Océan, le jeu, l'azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses,
Il faut fouler aux pieds des fleurs à peine écloses;
Il faut beaucoup pleurer dire beaucoup d'adieux.
Puis le cœur s'aperçoit qu'il est devenu vieux,
Et l'effet qui s'en va nous découvre les causes.
De ces biens passagers que l'on goûte à demi,
Le meilleur qui nous reste est un ancien ami.
On se brouille, on se fuit. - Qu'un hasard nous rassemble,
On s'approche, on sourit, la main touche la main,
Et nous nous souvenons que nous marchions ensemble,
Que l'âme est immortelle, et qu'hier c'est demain.
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A mon frère, revenant d'Italie (Mars 1844)
Ainsi, mon cher, tu t'en reviens
Dont pays dont je me souviens
Comme un rêve,
De ces beaux lieux où l'oranger
Naquit pour nous dédommager
Du péché d'Eve.
Tu l'as vu, ce ciel enchanté
Qui montre avec tant de clarté
Le grand mystère;
Si pur, qu'un soupir monte à Dieu
Plus librement qu'en aucun lieu
Qui soit sur terre.
Tu les as vus, les vieux manoirs
De cette ville aux palais noirs
Qui fut Florence,
Plus ennuyeuse que Milan
Où, du moins, quatre ou cinq fois l'an,
Cerrito danse .
Tu l'as vue, assise dans l'eau,
Portant gaiement son mezzaro,
La belle Gênes ,
Le visage peint,l'œil brillant,
Qui babille et joue en riant
Avec ses chaînes.
Tu l'as vu, cet antique port,
Où, dans son grand langage mort,
Le flot murmure,
Où Stendhal, cet esprit charmant,
Remplissait si dévotement
Sa sinécure.
Tu l'as vu, ce fantôme altier
Qui jadis eut le monde entier
Sous son empire,
César dans sa pourpre est tombé;
Dans un petit manteau d'abbé
Sa veuve expire.
Tu t'es bercé sur ce flot pur
Où Naple enchâsse dans l'azur
Sa mosaïque,
Oreiller des lazzaroni
Où sont nés le macaroni
Et la musique.
Qu'il soit rusé, simple ou moqueur,
N'est-ce pas qu'il nous laisse au cœur
Un charme étrange,
Ce peuple ami de la gaieté
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange?
Catane et Palerme t'ont plu.
Je n'en dis rien; nous t'avons lu;
Mais on t'accuse
D'avoir parlé bien tendrement,
Moins en voyageur qu'en amant,
De Syracuse.
Ils sont beaux, quand il fait beau temps,
Ces yeux presque mahométans
De la Sicile;
Leur regard tranquille est ardent,
Et bien dire en y répondant
N'est pas facile.
Ils sont doux surtout quand, le soir,
Passe dans son domino noir
La toppatelle.
On peut l'aborder sans danger,
Et dire: " Je suis étranger,
Vous êtes belle. "
Ischia ! C'est là qu'on a des yeux,
C'est là qu'un corsage amoureux
Serre la hanche.
Sur un bas rouge bien tiré
Brille, sous le jupon doré, La mule blanche.
Pauvre Ischia ! bien des gens n'ont vu
Tes jeunes fines que pied nu
Dans la poussière
On les endimanche à prix d'or;
Mais ton pur soleil brille encor
Sur leur misère.
Quoi qu'il en soit, il est certain
Que l'on ne parle pas latin
Dans les Abruzzes,
Et que jamais un postillon
N'y sera l'enfant d'Apollon
Ni des neuf Muses.
Il est bizarre, assurément,
Que Minturnes soit justement
Prés de Capoue.
Là tombèrent deux demi-dieux,
Tout barbouillés, l'un de vin vieux,
L'autre de boue.
Les brigands t'ont-ils arrêté
Sur le chemin tant redouté
De Terracine?
Les as-tu vus dans les roseaux
Où le buffle aux larges naseaux
Dort et rumine?
Helas ! Hélas ! tu n'as rien vu.
Ô (comme on dit) temps dépourvu
De poésie !
Ces grands chemins, sûrs nuit et jour,
Sont ennuyeux comme un amour
Sans jalousie.
Si tu t'es un peu détourné,
Tu t'es à coup sûr promené
Près de Ravenne,
Dans ce triste et charmant séjour
Où Byron noya dans l'amour
Toute sa haine.
C'est un pauvre petit cocher
Qui m'a mené sans accrocher
Jusqu'à Ferrare.
Je désire qu'il t'ait conduit
Il n'eut pas peur, bien qu'il fit nuit;
Le cas est rare.
Padoue est un fort bel endroit,
Où de très grands docteurs en droit
Ont fait merveille;
Mais j'aime mieux la polenta
Qu'on mange aux bords de la Brenta
Sous une treille.
Sans doute tu l'as vue aussi,
Vivante encore, Dieu mercil
Malgré nos armes,
La pauvre vieille du Lido,
Nageant dans une goutte d'eau
Pleine de larmes.
Toits superbes ! froids monuments !
Linceul d'or sur des ossements!
Ci-git Venise.
Là mon pauvre cœur est resté.
S'il doit m'en être rapporté,
Dieu le conduise !
Mon pauvre cœur,l'as-tu trouvé
Sur le chemin, sous un pavé,
Au fond d'un verre ?
Ou dans ce grand palais Nani,
Dont tant de soleils ont jauni
La noble pierre ?
L'as-tu vu sur les fleurs des prés,
Ou sur les raisins empourprés
D'une tonnelle?
Ou dans quelque frêle bateau,
Glissant à l'ombre et fendant l'eau" A tire-d'aile ?
L'as-tu trouvé tout en lambeaux
Sur la rive où sont les tombeaux?
Il y doit étre.
Je ne sais qui l'y cherchera,
Mais je crois bien qu'on ne pourra
L'y reconnaître.
Il était gai, jeune et hardi;
Il se jetait en étourdi
A l'aventure.
Librement il respirait l'air,
Et parfois il se montrait fier
D'une blessure.
Il fut crédule, étant loyal,
Se défendant de croire au mal
Comme d'un crime.
Puis tout à coup il s'est fondu
Ainsi qu'un glaciers suspendu
Sur un abîme...
Mais de quoi vais-je ici parler?
Que ferais-je à me désoler,
Quand toi, cher frère,
Ces lieux où j'ai failli mourir,
Tu t'en viens de les parcourir
Pour te distraire ?
Tu rentres tranquille et content;
Tu tailles ta plume en chantant
Une romance.
Tu rapportes dans notre nid
Cet espoir qui toujours finit
Et recommence.
Le retour fait aimer l'adieu;
Nous nous asseyons près du feu,
Et tu nous contes
Tout ce que ton esprit a vu,
Plaisirs, dangers, et l'imprévu,
Et les mécomptes.
Et tout cela sans te fâcher,
Sans te plaindre, sans y toucher
Que pour en rire;
Tu sais rendre grâce au bonheur,
Et tu te railles du malheur
Sans en médire.
Ami, ne t'en va plus si loin.
D'un peu d'aide j'ai grand besoin,
Quoi qu'il m'advienne.
Je ne sais où va mon chemin,
Mais je marche mieux quand ma main
Serre la tienne.
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Paul de Musset
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